CHAPITRE VI

 

Cazhel chargea le dernier jerrican à l’intérieur du camion-chenille. Il avait pillé la citerne, siphonné le réservoir du groupe électrogène ; à présent il ne restait plus une seule goutte de carburant dans toute la caserne. De même il avait réquisitionné l’ensemble des armes mises à la disposition des gardiens ; cela allait de la baguette électrisante au bazooka à mammouth. Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait en faire, mais il ne voulait pas y réfléchir. Pas encore. Une seule chose comptait : s’arracher du camp avant que les mutants ne sèment la mort dans leur sillage, après il aviserait…

La fille sortit de la maison. Elle avait noué ses cheveux sombres en chignon et portait une invraisemblable tenue militaire qu’elle avait dû pêcher dans la cantine du fourniment : une chemise brune à épaulettes, et un short qui dévoilait ses cuisses pâles. Un tatouage se déplaçait sur sa peau, au-dessus du genou droit, affectant un mouvement de pendule dont les oscillations prenaient de plus en plus d’ampleur. Cazhel baissa la visière du casque sur son nez et chercha instinctivement le paquet d’insectes-friandises dans sa poche. Lise… Elle s’appelait Lise. Elle avait débarqué trois jours auparavant et tenté de s’engager à travers la barrière de sécurité au volant d’un véhicule de louage. Le hurlement des sirènes l’avait clouée sur place et Cazhel, qui s’était rué vers le lieu de l’alerte, la trouva prostrée sur le siège du conducteur, les mains plaquées sur les oreilles, n’osant ni avancer ni reculer à cause des mines qu’elle avait vues trop tard…

Il lui avait ordonné de faire demi-tour d’un ton plus proche de l’aboiement que de la voix humaine, mais elle s’obstinait, parlait d’un journal, d’une enquête sur les animaux…

Elle mentait. En bon flic, Cazhel s’en aperçut immédiatement. Elle avait peur, c’était simple à deviner. Mais peur de quoi ? Une seconde il crut que la fuite des mutants était connue et que la presse partait à l’assaut, mais la fille dans la jeep ne ressemblait pas à une journaliste professionnelle. Trop fragile, pas assez d’aplomb, d’arrogance. Il la saisit par le bras pour la faire passer à l’intérieur de l’autochenille et lui signifia qu’il allait la reconduire à la gare, il dégagerait la jeep plus tard. Elle fondit en larmes. C’est alors qu’elle prononça le nom de BARNEY et que Cazhel écrasa la pédale de freinage. Entre deux hoquets elle lui raconta tout : les tatouages, l’opération de lancement, puis le scandale, les morts. Le rôle mystérieux de Barney…

— À présent, ils sont des centaines et des centaines à s’entasser dans les hôpitaux, conclut-elle en essuyant son maquillage qui avait coulé, on a commencé à les parquer dans des camps. Les médecins pataugent, les laboratoires ne font aucun progrès… Ils vont mourir, JE VAIS MOURIR si aucun antidote n’est découvert avant peu. Si vous savez quelque chose à propos des encres, vous devez m’aider… Il y va de la vie de milliers de personnes…

Cazhel repoussa le casque sur sa nuque et croqua quelques insectes pour se donner le temps de réfléchir. Il vit toutefois sur l’emballage que les friandises avaient dépassé la date de péremption, la plupart des bestioles étaient mortes. Elles n’avaient plus aucun goût et perdaient leurs pattes quand on les saisissait entre le pouce et l’index. Il jura.

— Écoutez, ma petite, murmura-t-il, ce que vous me racontez sur Barney ne m’étonne pas vraiment, mais je ne vous aiderai que si vous m’aidez… Les… « animaux » dont vous a parlé cette vieille crapule sont en fuite. J’ai pour projet de les rattraper, mais l’entreprise est extrêmement dangereuse et mon coéquipier n’a aucune envie d’y laisser des plumes. En fait, je crois bien qu’il n’a pas l’intention de m’accompagner, et il est hors de question que je parte seul. Je vais vous amener là-haut, vous lui exposerez votre histoire, dites-lui que vous allez mourir si nous ne tentons rien. Je crois qu’il n’aura pas le front de vous refuser une chance. Débrouillez-vous pour être convaincante et pour le motiver, couchez avec lui s’il le faut mais il doit grimper dans ce camion. C’est un zoologue, un biochimiste, sans lui nous n’avancerons pas d’un pouce. Vous acceptez ?

Elle avait laissé filtrer un petit « oui » étranglé, presque un souffle et Cazhel avait souri. Dès lors la manœuvre devenait simple : acculer David pour qu’il ne puisse dire non. La fille était jolie ; sa jupe se plaquait sur des cuisses fermes qui avaient dû meurtrir pas mal de hanches masculines. Il y avait peu de risques pour que l’autre blondinet y restât insensible, quoique avec les jeunes…

La confrontation avait collé en tout point à ses prévisions et le monologue quasi inaudible de la jeune femme porté ses fruits. Le nez sur l’effroyable, David était devenu blême. Il avait ensuite demandé à examiner le chat et Lise avait été contrainte de relever sa jupe jusqu’à la taille, dévoilant un slip de nylon blanc où se devinait la mousse brune de son pubis. Cazhel avait dû lutter pour ne pas tendre les mains, pour ne pas pétrir à pleins doigts cette chair blanche, laiteuse, si douce au regard…

À la fin de l’examen, le zoologue avait abordé l’explication essentielle : à savoir la nature réelle des « animaux » produisant l’encre, mais – à la grande surprise des deux hommes – la jeune femme n’avait pas cillé.

Une bourrasque fit tressaillir la camionnette sur sa suspension. Le capitaine se secoua. Maintenant David était pris au piège, grosse souris entre les pattes d’un minuscule chat noir au pelage hérissé qui vivait sur les cuisses d’une fille au regard flou. Imparable ! Soudain plein d’euphorie, il se mit à siffloter. À l’intérieur du paquet de friandises, les insectes morts ne bourdonnaient plus.

 

*

* *

 

Lise poussa la porte du bureau aux murs tapissés de dossiers poussiéreux. David se tenait dans le faisceau jaunâtre de l’unique ampoule, s’escrimant sur le clavier d’un ordinateur portatif vétuste. Ses lunettes rondes cerclées de fer pendaient sur son nez d’enfant. Des photos jonchaient le bureau, des dizaines de rectangles glacés où s’alignaient les symboles creusés sur la muraille de la réserve, entre les baraques délabrées de la cité-fantôme.

— Vous arriverez à quelque chose ? chuchota-t-elle en feuilletant machinalement les épreuves.

Le garçon grogna.

— Non, il faudrait disposer d’une machine autrement perfectionnée. Pourtant je suis sûr que tout est là… Regardez les dessins, cette sorte de soleil, et puis les lignes convergentes surmontées de figures stylisées. Là on dirait la représentation d’un oiseau, ici d’un poisson. Et là, ce bipède rayé… Un homme, un patchwork ?

Lise hocha la tête. Une mèche noire s’était échappée du chignon et lui balayait la joue.

— Cela fait penser… souffla-t-elle.

— Oui ?

— Non, c’est sûrement idiot.

— Pas plus que mes tentatives de programmation…

— Je dirai que ça évoque un déplacement général, fit-elle avec un sourire triste, une sorte d’exode… de migration universelle : l’homme, les oiseaux, les poissons. Une marche vers quelque chose…

— Un pèlerinage ?

— Peut-être.

David rajusta ses lunettes. Un pli soucieux barrait son front.

— Cazhel vous a probablement dit que je n’étais pas chaud pour le suivre, murmura-t-il en évitant le regard de la jeune femme, que je me dégonflais… ?

Elle eut un geste vague de la main. David se redressa.

— Vous savez quel est son plan ? martela-t-il d’une voix sourde. Capturer deux ou trois couples et abattre tous les autres, soit près d’une centaine de personnes ! Ensuite il prétextera une épidémie…

Lise s’enveloppa les épaules dans les mains, frileusement. Le chat tatoué escaladait doucement la face interne de sa cuisse droite pour chercher refuge à l’intérieur du short.

— Vous avez froid ? s’enquit David. Vous auriez pu mettre un pantalon.

Elle secoua la tête avec véhémence, achevant de bouleverser son chignon.

— Non ! Je veux LE surveiller, comprenez-vous ? L’avoir à tout instant sous les yeux, être sûre qu’il se déplace toujours ! Si j’avais un pantalon, je le baisserais toutes les cinq minutes pour m’assurer que l’image reste suffisamment mobile…

— Excusez-moi.

— Ce n’est rien. S’il ne tenait qu’à moi, je vivrais nue toute la journée pour suivre la trajectoire de cette saleté qui peut me tuer n’importe quand. J’appartiens à la première génération de tatoués, vous savez ? Je devrais être morte depuis longtemps. Je crois qu’à l’heure actuelle il ne reste plus dans la capitale un seul tatoueur vivant…

Elle se tut, les yeux dans le vague.

— Nous partons ce soir, lâcha David. Cazhel espère ainsi atteindre la terre des ponts à l’aurore. Si nous rattrapons les mutants, ce sera un massacre…

— Je sais, vous me l’avez expliqué. Une centaine de morts. Mais je pense à tous ceux qui attendent en ce moment dans les hôpitaux, dans les camps… et qui doivent représenter un bon millier de têtes, peut-être beaucoup plus. C’est insoluble.

— Les Patchworks ne sont pas responsables de l’emploi aberrant qui a été fait du mucus. Vous disiez vous-même hier soir qu’il s’agissait sans doute d’une entreprise « d’assainissement » décidée par les autorités. Ce que je m’explique moins, c’est la volte-face de Barney, son coup de téléphone pour vous prévenir…

Lise haussa les épaules.

— Il doutait. Je pense qu’il s’est senti manipulé. Il m’a laissé entendre qu’on allait tenter de se débarrasser de lui. Il a peut-être vu dans cette « trahison » un moyen de se venger de ses employeurs ? Qui sait ?

Le soleil se couchait, diffusant une étrange buée rouge à travers les diverses couches de brouillard.

— Dans quelques heures ce sera la route, soliloqua David. Je persiste à penser que nous faisons une folie mais je ne veux pas avoir l’impression de regarder quelqu’un se noyer sans lui tendre la main.

Il quêta une réponse, mais Lise – perdue dans on ne sait quel abîme intérieur – ne l’avait pas écouté.